Les adversaires comme les adorateurs de Molière ont brodé, voire inventé de multiples détails de sa vie, Démontons quelques idées reçues qui ont construit la légende à la fois noire et dorée de cet artiste.
Molière n’est pas né 31 rue du Pont-Neuf
La première légende sur Molière vient d’un propriétaire cherchant à donner de la valeur à son bien, situé à 200 mètres de la maison authentique. Désormais, une plaque et son buste claironnent cette information erronée au 31 rue du Pont-Neuf. La maison où est né véritablement Molière était appelée « Le pavillon des Singes » à cause de son poteau cornier représentant un oranger au long duquel grimpait une troupe de jeunes singes. Détruite, elle était située au 96 rue Saint-Honoré, au coin de la rue Sauval. Ses fenêtres donnait sur le carrefour de la Croix-du-Trahoir, où, depuis le Moyen-Âge se déroulaient des exécutions capitales. Ce spectacle répugnant et la traversée quotidienne du Pont-Neuf, avec ses bateleurs et ses montreurs d’animaux, pour rejoindre le collège de Clermont où il était élève, ont sûrement impressionné le futur dramaturge. Mais son sens aigu de l’observation, remarqué par plusieurs témoins, l’a conduit à explorer maints autres endroits pour y trouver la matière de ces pièces.
Molière n’a pas galéré sur les routes de France…
Sorti un an et demi plus tôt de la prison du Petit Châtelet où il avait passé quelques mois pour dettes après la faillite de son Illustre théâtre, Molière et quelques comédiens rejoignent Charles Dufresne, comédien réputé et chef de la troupe de théâtre du duc d’Épernon. Le voyage va durer 13 ans. Molière prendra peu à peu l’ascendant sur Dufresne, jusqu’à le remplacer quatre ans après le départ. Beaucoup dépeignent cette époque avec Molière et ses comédiens, poussant leur charrette pleine de costumes et de décors miteux sur les chemins bourbeux, jouant dans l’équivalent d’un garage au Festival d’Avignon devant un public qui serait composé aujourd’hui d’un ivrogne, de deux Parisiens qui se sont trompés de salle, de trois punks à chien et de la journaliste de Télérama, se partageant le soir une maigre recette et fuyant le lendemain sous les jets de pierre. Cette histoire a participé à la légende de Molière, comédien soi-disant maudit puis finalement reconnu.
Il n’en est rien. Le duc d’Épernon était un protecteur aisé et puissant et Dufresne un comédien qui connaissait son affaire et ses réseaux. Leurs déplacements étaient agréables : ils envoyaient leur conséquent matériel en avance par chariots et prenaient le plus souvent les coches d’eau. Ils jouaient dans les résidences princières et ducales, devant un public parlant la langue d’oïl (ce qui n’était pas le cas du peuple local qui pratiquait exclusivement la langue d’oc), savourant les dernières créations estampillées Paris et défrayant avec largesse les comédiens. Et Molière revenait au moins une fois par an à Paris pour voir sa famille et dénicher les dernières créations théâtrales. Ne pas manger de vache enragée n’a pas empêché la troupe d’acquérir une expérience incomparable, ni Molière de devenir le meilleur comédien et dramaturge français de son temps. Et même après…
Armande Béjart n’est pas la fille de Molière
Lancée notamment par le comédien Montfleury et le magistrat Lamoignon, cette calomnie est basée sur le fait que Molière aurait eu une courte relation, au début de sa carrière, avec Madeleine Béjart, mère d’Armande. Cette relation s’est vite transformée en camaraderie professionnelle. La différence d’âge entre Armande et Jean-Baptiste (21 ans) et la confusion autour de l’acte de baptême de l’épouse laissèrent la place à cette supposition malsaine. De fait, Armande est la fille des amours passionnés entre Esprit de Rémond, seigneur de Modène et Madeleine Béjart, femme libre et « plus grande actrice du siècle », selon Tallemant des Réaux. De cette relation illégitime –Modène était marié– naquirent deux filles « naturelles », Françoise et Madeleine. Françoise fut reconnue par Modène (un geste peu courant qui prouve la grande affection qu’il portait à Madeleine) et baptisée à Saint-Eustache, église des Halles de Paris. Elle mourut assez rapidement.
Quant à Armande, elle ne fut pas reconnue par Modène, craignant les foudres de son épouse déjà échaudée par sa précédente incartade. Elle le fut plus tardivement par un acte de baptême monté de toutes pièces par la famille Béjart pour arranger ses affaires, et signé devant notaire le 23 janvier 1662. Ce « baptême » faisait d’elle la fille de Marie Hervé (âgée de 49 ans…) et de Joseph Béjart (mort depuis plusieurs mois), respectivement mère et père de Madeleine Béjart. Et donc la sœur officielle de cette dernière. Déjà à l’époque, cette légende faisait gentiment sourire les familiers de Molière…
Armande Béjart n’a pas suivi son futur mari sur les routes
Madeleine, sa mère, ne tenait pas à ce que sa fille partage la vie des comédiens. Elle mit sa fille en nourrice avant de partir avec la troupe de Molière. Passée par divers institutions religieuses, elle finit par apprendre le métier de comédienne. Au retour de sa mère et de Molière de leur périple, elle a à peine 16 ans, mais déjà des talents suffisants pour se joindre aux acteurs. Elle se marie avec Molière en 1662, donc probablement à 18 ans. Se vieillissant de trois ans pour l’occasion, elle se déclare « Demoiselle Armande Grésinde Claire Élizabeth Béjart, âgée de vingt ans ou environ ». Des quatre enfants nés de cette union, seule Esprit-Madeleine Poquelin a vécu jusqu’à 58 ans. Les trois autres sont morts en bas âge. Son étrange prénom est une référence sans équivoque au géniteur de sa mère, Esprit de Répond, seigneur de Modène.
Corneille n’a pas écrit les pièces de Molière
Il y a tellement longtemps que cette fable inventée par Pierre Louÿs a été démontée qu’il est inutile de s’y attarder davantage. On a déjà assez perdu de temps avec les autres légendes sur Molière.
Molière n’était pas un intime de Louis XIV
La père de Molière était tapissier valet de chambre du Roi, une charge éminente qui le rendait responsable des tapisseries, meubles, lits et literie du monarque. Il transmit cette charge à son fils. Ce dernier aurait pu se contenter d’observer les astreintes peu contraignantes, comme assister une fois tous les deux mois au lever de Louis XIV, au milieu d’une centaine de courtisans empressés. Mais Molière se décida finalement à renoncer à cette charge en 1643. Le roi adorait Molière, car il lui montrait les mœurs véritables de la société que les courbettes de ses courtisans empêchaient de voir. Et surtout il le divertissait. De là à être son intime et à l’inviter à sa table, c’est une fable inventée par Mme Campan, en 1822, qui la tenait de son père qui avait connu le médecin du Roi qui lui avait raconté cette galéjade… Les peintres Ingres et Gérôme ont représenté cet épisode aussi inventé que mythique, mais qui colle assez bien avec la vision du 19e sur le Grand Siècle.
Molière n’est pas mort sur scène
Jusqu’ici en excellente santé, Molière souffrait depuis quelques jours d’une bronchite chronique, qu’on traiterait aujourd’hui avec des antibiotiques, et qui s’était aggravée en pleurésie. Le 17 février 1663, à la fin de la 4e représentation du Malade Imaginaire, vers neuf heures du soir, il toussa si fort que cette commotion lui fit cracher du sang. Ramené chez lui, rue Richelieu, il décéda peu de temps après, dans les bras d’un gentilhomme nomme Couton, en présence de sa femme, de deux religieuses et de quelques proches (1). Voici le récit du décès par le comédien La Grange, qui interrompt la comptabilité de la troupe pour décrire les derniers instants de Molière. C’est le document le plus fiable sur la mort de Jean-Baptiste Poquelin.
« Ce même jour après la comédie, sur les 10 heures du soir, M. de Molière mourut dans sa maison rue de Richelieu, ayant joué le rôle du Malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et fluxion sur la poitrine qui lui causait une grande toux, de sorte que, dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se rompit une veine dans le corps et ne vécut pas demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue, et est enterré à la paroisse Saint-Joseph, aide de la paroisse Saint-Eustache. Il y a une tombe élevée d’un pied de terre. »
Molière n’a pas été enterré à la sauvette
Les comédiens n’étant pas en odeur de sainteté, la veuve de Molière a déposé une supplique auprès de François Harlay de Champvallon, l’archevêque de Paris, pour qu’il soit enterré en terre chrétienne. Deux prêtres, Lenfant et Lechat, avaient refusé de se déplacer. Le troisième, Paysant, venu de mauvaise grâce car houspillé par Jean Aubry, beau-frère de Molière, était arrivé juste après son décès. Donc sans que le mourant n’ait reçu l’extrême-onction. Le curé de Saint-Eustache avait logiquement refusé une sépulture chrétienne. Après une rapide enquête, l’archevêque de Paris accéda à la demande d’Armande Béjart. De toutes façons, quelles que soient les arguties masquant la mauvaise volonté des religieux, la notoriété de Molière était telle que le roi n’aurait pas aimé apprendre qu’il avait fini à la fosse commune.
Courageux mais pas téméraire, l’archevêque de Paris a donc coupé la poire en deux en acceptant un enterrement chrétien et sans grande pompe. Molière est donc enterré quatre jours plus tard, le , à neuf heures du soir. Trois ecclésiastiques, quatre prêtres portant le cercueil, six enfants de l’hospice du Saint-Esprit avec des chandelles et plusieurs laquais portant des flambeaux forment le cortège. Suivi par plusieurs centaines de personnes, il se dirige vers le cimetière Saint-Joseph, situé entre la rue du Croissant et la rue Saint-Joseph. Les légendes pouvaient commencer à prospérer. Mais il est bon d’en tuer quelques-unes, de temps en temps.
> La mémoire de Molière est évoquée pendant la visite Paris des écrivains, et illustrée par un passage de l’École des femmes.
Notes :
(1) Cet article comprend de nombreux détails tiré du Molière de Georges Forestier.
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